Le faux self à l’ère des réseaux sociaux : être ou paraître ?

Une génération sous le regard

Jamais le moi n’a été autant exposé.
Sur les réseaux sociaux, chacun se met en scène, se photographie, se commente. Tout semble accessible, partageable, mesurable. Pourtant, derrière cette hypervisibilité, se cache souvent un paradoxe : plus on se montre, moins on se sent exister.

En cabinet, de plus en plus de jeunes adultes — mais aussi des adolescents, et parfois des adultes aguerris — décrivent cette fatigue d’avoir à paraître. L’impression d’être « toujours visible, jamais vu ». Ce sentiment d’inconsistance, d’imposture ou de vide derrière l’image, renvoie à ce que Winnicott nommait, dès les années 1960, le faux self : cette construction défensive qui protège, mais finit par étouffer.

Le faux self : une armure psychique devenue vitrine

Pour Winnicott, le faux self est une réponse adaptative à un environnement qui n’a pas su accueillir l’expression spontanée du vrai self.
L’enfant qui ne trouve pas, dans la relation à la mère (ou à l’Autre premier), un espace d’écoute et de reconnaissance de son être, apprend à se conformer. Il devient celui qu’on attend, celui qui plaît, celui qui ne dérange pas.

Ce faux self est d’abord une défense nécessaire : il permet de survivre psychiquement. Mais avec le temps, il se fige, prend le pas sur la vie intérieure. Le sujet agit, sourit, performe — mais tout semble se jouer à distance, comme si la vie n’était qu’une représentation.

À l’heure des réseaux sociaux, cette logique trouve un terrain d’expression inédit. Le faux self y devient non plus seulement une adaptation familiale ou sociale, mais un mode d’existence collectif : une injonction à se montrer sous sa meilleure version, à produire une image de soi qui tienne lieu d’être.

Le miroir numérique : un nouvel Autre exigeant

Sur les plateformes, le regard de l’Autre ne se limite plus à quelques proches : il est démultiplié, omniprésent, quantifié.
Chaque publication devient une demande de reconnaissance, chaque « like » une micro-validation symbolique. Mais cette reconnaissance est instable, éphémère, sans profondeur. Elle n’inscrit pas le sujet dans le symbolique, elle le suspend dans l’imaginaire.

Là où le vrai self cherche la continuité d’être, le faux self multiplie les reflets pour éviter la chute. L’identité se déplace du vécu vers la visibilité. Être devient apparaître.
Le sujet contemporain, pris dans ce regard démultiplié, risque alors de perdre le fil de son intériorité — de se confondre avec l’image qu’il projette.

Le vide derrière l’image

Nombre de patients décrivent ce sentiment paradoxal : plus ils se montrent, plus ils se sentent invisibles.
Les stories, les selfies, les mises en scène du quotidien offrent l’illusion d’un lien, mais ne produisent souvent qu’une forme d’isolement. Derrière la maîtrise apparente de son image, le sujet se retrouve dépendant du regard des autres pour exister.

C’est là que le faux self devient pathologique : lorsqu’il n’est plus un masque souple, mais une identité rigide, incapable de se relier à la vérité du désir.
Le vide, la honte, la fatigue ou la perte de sens qui en résultent ne sont pas des fragilités psychiques isolées, mais des effets structurels d’un monde où l’intime est mis en vitrine.

Le rôle de la psychanalyse : restaurer l’expérience du vrai

La cure psychanalytique ne cherche pas à « dénoncer » les réseaux sociaux, mais à rétablir une expérience de vérité subjective.
Dans l’espace analytique, le sujet n’a plus besoin de se présenter, de performer, ni d’être validé. Il peut éprouver ce que Winnicott appelait la continuité d’existence : la possibilité d’être, sans se montrer.

L’analyste, en soutenant une écoute non jugeante, offre au patient la chance de rencontrer une part de lui-même qui ne cherche plus à plaire. C’est cette rencontre avec le vrai self — fragile, singulier, vivant — qui peut peu à peu se réinventer dans la parole.

La psychanalyse n’oppose donc pas le « réel » au « virtuel » : elle propose un espace où l’image cesse d’être un écran, pour redevenir une médiation symbolique. Un lieu où l’on peut enfin habiter son propre visage.

Retrouver une intériorité dans un monde d’extériorité

Le faux self n’est pas à supprimer, mais à comprendre. Il protège d’un effondrement possible, mais il enferme s’il devient le seul mode de lien.
À l’heure du social media, la psychanalyse rappelle que le sujet ne se construit pas dans la performance du moi, mais dans la reconnaissance du manque, du silence, du temps.

Là où les réseaux invitent à se montrer sans cesse, la parole analytique invite à se rencontrer.
Et peut-être est-ce là, aujourd’hui, l’acte le plus subversif : exister sans se mettre en scène.

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